Julien GRACQ (1910 – 2007) – Écrivain
Lettre autographe signée adressée à Ariel Denis – St Florent, 11 juillet [1994] – 1 p. ½ in-8, enveloppe conservée.
Ses commentaires sur le dernier roman d’Ariel Denis, Fortune de Guerre
« Cette fois, cela marche de bon train. Invention, rebondissements, tout pourchasse les temps morts. L’utilisation du tableau palimpseste comme nœud de l’intrigue est une trouvaille, et suggère synthétiquement que la clé du roman est le roman lui-même, son pur plaisir de conter. Les souvenirs littéraires s’imbriquent au mieux sans hiatus : Le Grand Meaulnes en effet (plutôt que la Guerre des Boutons) l’Histoire des Treize pour le corps principal, et si l’on veut, pour finir, un rappel humoristique du Bildungsroman goethéen, rebaptisé [durassien ?]. Même un juste tribut est accordé en souvenir (monastique) au Seigneur des Anneaux (Khelem-Dun).
Le problème, c’est la croyance au roman, le genre de croyance qui fait par exemple qu’on croit à Miss Blandish, et qu’on ne croit pas (par exemple, aussi) à la nouvelle de Rodanski. Je ne sais si vous l’avez lu – La Victoire à l’ombre des Ailes, nouvelle tout à fait remarquable, mais dont l’intérêt, très délibérément, est placé ailleurs. Je crois que la « distanciation » vous est décidément naturelle. Elle n’a donc pas à être classée, mais le ton du récit est si ambigu, l’ironie souvent si irisée, qu’on n’arrive pas à décider, à propos de ce roman d’action (ô combien !) si on doit « accommoder » décidément sur Miss Blandish ou sur la Victoire à l’ombre des Ailes – pour reprendre l’exemple de référence.
Il y a du « ni chair ni passion » dans ce roman qui va si bon train et que vous tenez en même temps ostensiblement à distance avec des pincettes. Impression que renforce votre refus délibéré, de bout en bout, de toute caractérisation concrète (autre que signalétique et décorative) un rejet de ce « petit détail vrai » qui marque peu, mais beaucoup moins un souci dogmatique de réalisme dans un roman, qu’il n’est le signe plutôt, que le romancier s’engage à fond dans son affaire, qu’il y croit.
Je vous donne comme elle se présente ma première impression. On en reparlera à loisir. Je serai bien curieux de connaître les impressions de vos premiers lecteurs – pour ma part, je n’en parle qu’à vous ; on est trop loin encore de la parution et on reviendra sur ce coup d’état de Devembre [probablement Le dossier Meyer-Devembre, qui paraîtra en 2005] dans votre production qui va j’espère, faire couler beaucoup d’encre à votre profit. En toute amitié. »
Agrégé de Lettres à 23 ans, Ariel Denis (né en 1945) publie son premier roman en 1970. Il sera pensionnaire de la Villa Médicis et enseignera la culture générale à l’école des Beaux-Arts d’Angers. Il fut proche de Julien Gracq et lui consacrera un essai, Julien Gracq. Présentation et anthologie (Ed. Seghers, 1979). Son roman, Soixantième figure dans la sélection Renaudot de 2007.
Bon état, voir photos.