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Arthur RIMBAUD – Superbe et rare lettre d’Aden (1885)

Lettre autographe signée Rimbaud adressée à sa famille – Aden, le 15 janvier 1885 – 4 pp. grand in-4.

 

« Le monde est très grand, et plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter. »

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Arthur RIMBAUD (1854 – 1891) – Poète, voyageur et aventurier

Lettre autographe signée Rimbaud adressée à sa famille Aden, le 15 janvier 1885 – 4 pp. grand in-4.

Si l’on pense que le poète avait d’abord cédé la place au précepteur, qui s’était fait contremaitre, qui s’était mué en commerçant, qui eut voulu être un ingénieur, tout en rêvant d’être explorateur et qui eut été un parfait ethnographe si les circonstances l’avaient favorisé(*), ce rare courrier d’Arthur Rimbaud nous révèle que l’homme de lettres ne s’est pas totalement effacé devant l’homme des lettres : par endroits, transparaît encore le génie littéraire du poète prodige. Résigné, tourmenté par des questions existentielles, il désespère de sa condition de voyageur immobilisé.

« Enfin, le plus probable, c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne voudrait pas faire, et qu’on vit et décède tout autrement qu’on ne le voudrait jamais, sans espoir d’aucune espèce de compensation. »

« Mes chers Amis,

J’ai reçu votre lettre du 26 Xbre 84, merci de vos souhaits. Que l’hiver vous soit court et l’année heureuse. Je me porte toujours bien dans ce sale pays.
J’ai rengagé pour un an, c’est-à-dire jusqu’à fin 85, mais il est possible que cette fois encore les affaires soient suspendues avant ce terme. Ces pays-ci sont devenus très mauvais depuis les affaires d’Egypte. Je reste aux mêmes conditions. J’ai 300 francs net par mois, sans compter mes autres frais qui sont payés et qui représentent encore 300 autres francs par mois. Cet emploi est donc d’environ 7 000 francs par an, dont il me reste net environ 3 500 à 4 000 francs à la fin de l’année. Ne me croyez pas capitaliste, tout mon capital à présent est de 13 000 francs, et sera d’environ 17 000 francs à la fin de l’année. J’aurai travaillé cinq ans pour ramasser cette somme. Mais quoi faire ailleurs ? J’ai mieux fait de patienter là où je pouvais vivre en travaillant, car quelles sont mes perspectives ailleurs ? Mais c’est égal, les années se passent, et je n’amasse rien, je n’arriverai jamais à vivre de mes rentes dans ces pays.

Mon travail ici consiste à faire des achats de café ; j’achète environ deux cent mille francs par mois ; en 1883, j’avais acheté plus de trois millions dans l’année, et mon bénéfice là-dessus n’est rien de plus que mes malheureux appointements, soit trois, quatre mille francs par an, vous voyez que les emplois sont mal payés partout. Il est vrai que l’ancienne maison a fait une faillite de neuf cent mille francs, mais non attribuable aux affaires d’Aden, qui, si elles ne laissaient pas de bénéfice, ne perdaient au moins rien. J’achète aussi beaucoup d’autres choses : des gommes, encens, plumes d’autruche, ivoire, cuirs secs, girofles, etc, etc.

Je ne vous envoie pas ma photographie [en août 1883, Rimbaud avait adressée à sa mère les trois clichés restés célèbres, qu’il disait être de « de moi-même par moi-même »]; j’évite avec soin tous les frais inutiles ; je suis d’ailleurs toujours mal habillé, on ne peut se vêtir ici que de cotonnades très légères ; les gens qui ont passé quelques années ici ne peuvent plus passer l’hiver en Europe, ils crèveraient de suite par quelque fluxion de poitrine. Si je reviens, ce ne sera donc jamais qu’en été, et je serai forcé de redescendre en hiver au moins vers la Méditerranée. En tous cas, ne comptez pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde, au contraire, si j’avais le moyen de voyager, sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l’existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est très grand, et plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter. Mais d’un autre côté, je ne voudrais pas vagabonder dans la misère, je voudrais avoir quelques milliers de francs de rentes, et pouvoir passer l’année dans deux ou trois contrées différentes, en vivant modestement, et en faisant quelques petits trafics pour payer mes frais. Mais pour vivre toujours au même lieu, je trouverai toujours cela très malheureux. Enfin, le plus probable, c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne voudrait pas faire, et qu’on vit et décède tout autrement qu’on ne le voudrait jamais, sans espoir d’aucune espèce de compensation.

Pour les Corans [au pluriel, car selon l’explorateur Ugo Ferrandi, qui croisa régulièrement Rimbaud et dont les propos ont été repris par Alain Borer dans Rimbaud en Abyssinie, celui-ci possédait le Coran annoté par son père et un second Coran acheté chez Hachette en 1883], je les ai reçus il y a longtemps, il y a juste un an, au Harar même. Quant aux autres livres, ils ont en effet dû être vendus. Je voudrais bien vous faire envoyer quelques livres, mais j’ai déjà perdu de l’argent à cela. Pourtant, je n’ai aucune distraction ici, où il n’y a ni journaux, ni bibliothèques, et où l’on vit comme des sauvages. Prochainement j Écrivez cependant à la librairie Hachette, je crois, et demandez quelle est la plus récente édition du Dictionnaire de commerce et de navigation de Guillaumin.- S’il y a une édition récente, d’après 1880, vous pouvez me l’envoyer, il y a deux gros volumes, ça coûte cent francs, mais on peut avoir cela au rabais chez Sauton. Mais s’il n’y a que de vieilles éditions, je n’en veux pas. Attendez ma prochaine lettre pour cela. Bien à vous. »

 

Début août 1880, Rimbaud était arrivé dans la colonie anglaise d’Aden et y avait trouvé un premier emploi grâce à Trébuchet, il est engagé par le colonel Dubar pour la firme Mazaran, Viannay, Bardey et Cie, dont le siège se trouve à Lyon. Rimbaud a pour mission de surveiller les femmes chargées du tri et de l’empaquetage du café. Jusqu’en 1885, il travaillera alternativement entre Aden et Harar, en enchainant trois contrats successifs.

Dans cette lettre, il fait donc l’annonce de son nouvel engagement, le troisième, conclu le 10 janvier. Il s’agit d’un contrat d’un an, qui concerne le comptoir d’Aden, celui d’Harar ayant du être abandonné en mars 1884, suite aux troubles causés par le soulèvement des Mahdistes soudanais contre l’occupation égyptienne et anglaise, « les affaires d’Égypte », dont il est question ici.

À propos de ses livres : après la faillite de 1884, Rimbaud, craignant de se retrouver sans emploi, avait un temps envisagé de faire l’acquisition d’un petit commerce, caressant le projet d’une installation à Bombay ou au Tonkin, voire au canal de Panama ; cela peut expliquer qu’il se soit séparé de certains de ses volumes pour étoffer ses finances (hypothèse de Pierre Brunel, dans Rimbaud, biographie, étude de l’œuvre). Il semblerait qu’il envisage également de mettre à l’abri ses exemplaires les plus précieux à Roche, conscient qu’il lui sera impossible de les emporter dans ses déplacements futurs. Notons également qu’à nouveau son rêve s’est déplacé, car son intérêt boulimique d’ouvrages techniques ou scientifiques, qu’il commande à sa mère depuis 1881, se tourne à présent vers le dictionnaire de Guillaumin, réservé davantage aux négociants de commerce et aux explorateurs. Il s’agit d’un des derniers livres, qu’il demandera à sa famille, par ailleurs quelque peu agacée de ses commandes répétées. À partir de 1886, Rimbaud réclamera encore à plusieurs reprises un dictionnaire de la langue amhara, dont il a absolument besoin pour monter sa caravane pour le Choa (Giovanni Dotoli, Rimbaud, l’ingénieur).

Prochainement j : Rimbaud s’apprête à parler d’un projet en cours, puis y renonce. Peut-être s’agit-il de l’organisation de l’expédition vers le Choa, pour laquelle Pierre Labatut l’a déjà approché en septembre. Jules Borelli, qui exploite déjà des caravanes, notamment pour le négoce d’armes, aura pu rencontrer Rimbaud à Aden et faire également germer ce projet, dès cette époque. Le lien avec les mots suivants se fait assez naturellement, par association d’idées, puisque Rimbaud enchaîne « cependant » sur la commande de son livre et ses préoccupations commerciales.

Pendant ce temps, à Paris : Paul Verlaine venait de faire publier Les Poètes maudits (septembre 1884), dans lequel apparaît un certain Arthur Rimbaud, inconnu jusqu’alors. Suivra un article de Paul Bourde, consacré aux « poètes décadents », Mallarmé et Verlaine, dans lequel sont cités deux vers de Rimbaud (Le Temps, 6 août 1885). En 1886, Les Illuminations seront partiellement publiées dans la revue symboliste La Vogue, ainsi que la réédition d’Une Saison en enfer, sans que l’auteur en ait connaissance. Paul Bourde et Laurent de Gavoty l’en informeront, respectivement en 1888 et 1890.

(*) Suzanne Briet, Rimbaud, notre prochain.

Références : vente à Drouot de la collection Georges-Emmanuel Lang (janvier 1926, n° 1340).

 Petites fentes aux plis, sans atteinte au texte, voir photos.