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Guillaume APOLLINAIRE – Superbe lettre écrite depuis le front (1915)

Lettre autographe signée Guil Apollinaire adressée à une Chère amie [Anne Chérie Charles, plus connue sous son nom d’artiste Chériane] – S.l. [depuis le front], 26 octobre 1915 – 4 pp. in-12.

 

« Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits

C’est la guerre qui est longue. »

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Guillaume APOLLINAIRE (1880 – 1918) – Poète

Lettre autographe signée Guil Apollinaire adressée à une Chère amie [Anne Chérie Charles, plus connue sous son nom d’artiste Chériane] – S.l. [depuis le front], 26 octobre 1915 – 4 pp. in-12.

Très belle lettre du front, enrichie de quelques vers

« Il est vrai que je ne me trouve pas à l’endroit le plus calme du Front. On fait ce qu’on peut. Il est vrai aussi que je ne m’ennuie pas mais que je m’embête. Ainsi font les gens trop riches, ils ne s’ennuyent pas puisqu’ils ont des distractions en masse et cependant ils s’embêtent car le temps s’écoule avec monotonie et que rien ne laisse prévoir un changement. Je ne m’ennuye pas ayant mille distractions dont commander le tir de ma pièce n’est pas la moindre et tout ce que la guerre réserve d’imprévu. On s’embête tout de même puisqu’on n’est pas libre, qu’on n’a plus rien à lire, qu’on n’est jamais seul. Subtilité ? Sans doute ! Mais la subtilité est le grand domaine scientifique et intellectuel qui s’ouvre à l’homme en ces temps glorieux.
Je ne m’ennuie pas puisque je cherche de faire toujours des progrès. Je m’embête tout de même de n’être que sous-officier quand il existe des officiers. Je ne m’ennuye pas ayant sans cesse de l’énergie à déployer et peu de temps à moi en somme, je m’embête de ce que l’agréable compagnie du « beau sesque » comme disaient les militaires d’autrefois, nous soit par force interdite.
Je ne m’ennuye pas puisque je reçois chaque jour des lettres des gens que j’aime et que j’y peux répondre, mais ça m’embête de ne les point voir auprès de moi, et je cesse car sur ce thème il y en aurait jusqu’à la Saint Glinglin si l’on voulait tout dire. Je regrette de ne pouvoir rien vous dire au sujet de M. Mavroudis que j’ai le regret de ne pas connaître, autant qu’il me souvienne ; J’aime beaucoup le substitut Granié
[amateur de peinture et ami personnel d’Albert Gleizes, il avait joué un rôle déterminant dans l’Affaire de la Joconde (1911) en intervenant en faveur d’Apollinaire accusé de vol et obtenant sa libération] qui est un homme singulier et charmant. Je n’ai pas toutes ses admirations, il n’a pas toutes les miennes, mais c’est un homme bien gentil et qui me l’a prouvé. Les hommes comme lui sont rares, raison de plus pour honorer davantage ces natures d’élite et à tous les points de vue car il a le goût raffiné qu’avaient autrefois dans ce qui concerne les lettres, les grands magistrats.
Je me souviens de Mme Thornhill comme d’une femme aimable et enjouée. Je ne me souviens plus très exactement de la soupe que je lui ai fait manger ; Mais ce potage était en effet exécrable ainsi que le reste du souper. Ce n’est pas moi qui l’avais invitée au demeurant, car je n’avais pas d’argent et ce fut finalement moi qui dut m’occuper de tout. Mais trêve à ces mauvais souvenirs : il y a encore les Pyrénées.
Mais puisque vous avez l’avantage d’être des amis de Madame Thornhill, faîtes lui mes excuses et dîtes lui bien que je ne lui en veux point – mais pas du tout – de la mauvaise soupe que je lui ai fait manger.
Ce n’est pas dans nos parages que les permissions reprennent. Ah ! Mais non ! D’ailleurs, je ne pense pas aller à Paris en permission. Si la censure s’est exercée sur le choix dont je parlais dans
Vie Anecdotique [la rubrique qu’il tient dans le Mercure de France], c’est que sans doute, le censeur y a droit à cette croix pour avoir bien manié en service commandé l’arme si dangereuse des ciseaux avec quoi la Parque tranche la vie dans la zone des armées comme ailleurs.
Pour le demeurant on attend sans hâte 1919 ou quelque chose d’approchant. J’ai fait un poème à l’Italie qui doit paraître dans
la Voce où je dis :

Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits

C’est la guerre qui est longue.

Cela exprime bien à mon sens ce que l’on éprouve sur le Front.
On aura la consolation, je veux croire, de pouvoir chanter ensuite comme dans le joli conte de
Serpentin vert [d’après le conte de Marie Catherine d’Aulnoy (1698)] : 
Les plaisirs sont charmants / Quand -ils suivent les peines / Les plaisirs sont charmants / Après de longs tourments.
Le charmant Dupuy [ami d’enfance d’Apollinaire, René Dupuy / Dalize sera tué au Chemin des Dames. Le poète lui dédiera Caligrammes et l’évoque dans La Colombe poignardée et le jet d’eau] a enfin donné signe de vie, mais vous avez sans doute de ses nouvelles. Je vous envoie mes amitiés. »

Anne-Chérie Charles (1898-1990), alors âgée de 16 ans, deviendra peintre et dessinatrice sous le nom de Chériane. Elle est la fille du journaliste Jean Ernest-Charles, premier président du Syndicat national des journalistes, et de l’aviatrice Louise Faure-Favier, qui, après son divorce, épousera Léon-Paul Fargue (1946). Sa mère s’était liée d’amitié avec Guillaume Apollinaire rencontré en 1912 et avait envisagé avec lui des projets littéraires que la grippe espagnole allait ruiner.

On trouve dans la correspondance adressée au poète la lettre écrite par Chérie quelques jours plus tôt à laquelle répond notre lettre : « Cher ami. Nous sommes tous bien contents d’avoir de vos nouvelles et de savoir à peu près où vous êtes malgré que ce ne soit pas l’endroit le plus calme du front. André Billy va bien ; Il a reçu un mot de vous mais il travaille énormément à Paris. Il vous écrira bientôt je pense. Vous dîtes que vous ne vous ennuyez pas mais après vous dîtes que vous vous embêtez, que faut-il en conclure ? Je vous rappelle pour le poème ainsi que vous me le dîtes. Je serai bien contente. Je vous enverrai aussi bientôt votre portrait en artilleur. Je viens de faire en artilleur mais que le portrait d’A. Marvoudis qui va partir peut-être. Vous le connaissez un peu. Il a un esprit bien français. Nous avons vu le substitut Granié qui vous aime beaucoup. Nous sommes aussi amies avec Odette Thornhill à qui vous avez fait manger une soupe étrange. Maman va vous écrire bientôt. Mais vous, écrivez souvent. On dit que les permissions reprennent. Vous avez je crois envoyé une vie anecdotique ? pour la croix de guerre. Tous les amis vous envoient bien des choses et maman et moi nos amitiés. »

Mobilisé sur le front depuis avril 1915, Apollinaire prend part aux manœuvres de son régiment d’infanterie engagé en Champagne. C’est également pendant cette période que le poète forme le projet d’une plaquette réunissant ses plus récents poèmes vendue au profit des blessés de guerre. Ce recueil imprimé le mois suivant prendra le nom de Case d’Armons dont le tirage sera confidentiel.

Marges irrégulières, voir photos.