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Marcel PROUST – Belle et riche lettre à son ami Louis d’Albufera

Lettre autographe signée adressée à Louis Suchet d’Albufera – [Paris, le 6 ou 7 décembre 1908] – 4 pp. in-8, liseré de demi-deuil, cachet indiquant la date de réception et de réponse sur la première page.

 

« Si ce jeune crétin savait le plaisir infini que cela m’aurait fait de voir ces lignes de toi disant du bien de moi il me les eût envoyées. »

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Marcel PROUST (1871 – 1922) – Écrivain

Lettre autographe signée adressée à Louis Suchet d’Albufera – [Paris, le 6 ou 7 décembre 1908] – 4 pp. in-8, liseré de demi-deuil, cachet indiquant la date de réception et de réponse sur la première page.

Belle lettre à son ami Louis d’Albufera évoquant un exemplaire des Plaisirs et les Jours, un cadeau pour Louisa de Mornand et « le petit Plantevignes »

« Mon cher Louis,

Je me suis levé une fois depuis la soirée que j’ai passée chez toi. Je reste maintenant habituellement ou du moins souvent 48 heures au lieu de mes habituelles 24, sans rien manger. Malgré cela je travaille. Donc excuse moi de t’écrire tardivement, peu et mal.

1°- Pour les Plaisirs et les Jours j’espère que ce que tu me dis est une taquinerie et blague. Jamais je n’ai dit qu’il existât un exemplaire que je désire. C’est de la folie. Si Madame d’Albufera faisait cela je le lui renverrais immédiatement et ne te reverrais de ma vie. Qu’est-ce que tu as été dire là. Je te dis cela sérieusement, au nom du ciel veille à ce que cela n’arrive pas.- Quant à l’exemplaire que Madame d’Albufera m’a donné j’ai trouvé une solution et si je n’étais si épuisé ce soir je te l’écrirais. Ce sera pour ces jours-ci.

2°- Pour ce que tu es assez bon pour consentir à laisser pénétrer, venant de moi, dans ton Palais, si tu pouvais me dire dès maintenant ce que tu veux, tu me rendrais bien heureux et m’épargnerais la fatigue de recherches trop pressées. Il faudrait que je le sache de suite. Et j’aurais aussi besoin de savoir de suite ce qui ferait plaisir à notre amie [l’actrice Louisa de Mornand, qui inspira le personnage d’Odette Swann et de Rachel dans La Recherche, et à qui il souhaite faire un cadeau. Dans une lettre expédiée la semaine suivante, Proust précise à son ami le montant qu’il souhaite allouer. Il s’agira finalement de deux bergères anciennes, conformément au souhait que Louisa de Mornand exprimera dans une lettre du 11 janvier suivant, qu’elle adresse à Louis d’Albufera depuis Bruxelles]. Dis le moi le plus tôt possible.

3°- Tu as été un ange pour le petit Plantevignes et ce qui me touche le plus de tout c’est que tu lui as envoyé un mot, m’écrit-il, où tu lui parles très gentiment de moi. Si ce jeune crétin savait le plaisir infini que cela m’aurait fait de voir ces lignes de toi disant du bien de moi il me les eût envoyées. Au lieu de cela il me dit qu’il ne veut pas faire rougir ma modestie, ce qui ne me donne que plus d’envie de voir la lettre. Il m’a dit que La Bégassière lui a dit de venir le voir, a été charmant, même pour moi dont il lui a dit du bien, s’informant beaucoup de ma santé. Cette lettre est déjà un peu ancienne et il devait le revoir. Le père Plantevignes est passé avant-hier à la maison mais naturellement je ne l’ai pas vu. Je ne te demande pas de venir mon cher Louis, je ne peux vraiment voir personne. Comme il y a un temps infini que je ne suis sorti je sortirai un de ces jours et passerai te serrer la main, mais chez moi c’est à peu près impossible. Je fume jusqu’à minuit, dîne à minuit. Enfin tu vois ! N’attends pas ma visite pour me dire la chose pour ton hôtel et pour elle. Tu me rendras service. J’ai eu les larmes aux yeux en sachant que tu avais écrit des choses si gentilles de moi. À toi de tout mon cœur. »

 

L’exemplaire des Plaisirs et les Jours, dont il est question ici, aurait été acquis par Madame d’Albufera à la vente de la bibliothèque du comte Alfred Verlé, qui avait eu lieu à l’Hôtel Drouot du 21 janvier au 5 février 1908. À son sujet, dans une lettre du 11 novembre adressée au même, Marcel Proust exprime qu’ « il sera le plus grand de [ses] Plaisirs de penser qu’il passera de longs jours dans [leur] bibliothèque », qu’il y sera plus en sécurité et que, chez eux, il « sera vu par d’autres personnes à qui cela le fera connaître, qui peut-être auront envie de le lire […]. »

La lettre que Louis d’Albufera a adressée à Marcel Plantevignes (datée du 14 novembre), dans laquelle il dit tant de bien de Marcel Proust, sera reproduite dans Avec Marcel Proust, causeries souvenirs sur Cabourg et le Boulevard Haussmann (Ed. Nizet), publié en 1966 par Marcel Plantevignes, alors âgé de 80 ans. Il y relate dans le détail ses rencontres avec Marcel Proust au Grand Hôtel de Cabourg.

Marquis de la noblesse d’Empire, Louis d’Albufera est un descendant de Suchet, maréchal de Napoléon, par son père, et de Lucien Bonaparte, par sa mère, née Cambacérès. En octobre 1904, Louis avait épousé une riche héritière d’une illustre noblesse d’Empire, Anna Masséna, mais entretint néanmoins simultanément, dans le secret, une liaison avec l’actrice Louisa de Mornand, jusque vers 1906.

La rencontre de Marcel Proust avec Louis d’Albufera, vers 1902, donnera naissance a une amitié sincère de plus de 15 ans. Celui que l’écrivain surnomme familièrement « Albu » apparaît dans la correspondance en avril 1903 et est alors lié à l’actrice Louisa de Mornand, sa maîtresse, qu’il voudrait « lancer ». Proust s’efforcera de lui trouver des petits rôles en usant de son influence auprès des journaux. Louis Suchet d’Albufera fournira par ailleurs le modèle du personnage de Robert de Saint-Loup dans La Recherche.

Grâce à son ami, Marcel Proust put enrichir ses liens avec la haute noblesse d’Empire, à laquelle il avait déjà eu accès par Lucien Daudet, intime de la Princesse Mathilde. Louis d’Albufera prendra ses distances avec Marcel Proust en 1919, au moment de la publication d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; il ressentit alors une forme de trahison en se reconnaissant sous les traits de Robert de Saint-Loup et retrouvant dans l’œuvre nombre d’anecdotes et de détails inspirés de sa relation avec Louisa de Mornand, dont l’écrivain avait eu connaissance sous le sceau de l’amitié.

Références : Correspondance de Marcel Proust, Philip Kolb. T. II, page 1605, Plon, 2023.

 

Infime brunissure en marge, voir photos.