Victor HUGO – À propos d’un roman, de Bonaparte et du “bon Dieu”
Lettre autographe signée Victor H. adressée à Delphine de Girardin – Marine-Terrace [Jersey], 13 octobre [1852] – 4 pp. in-8, sur papier bleuté.
« Refuser le prix à qui le mérite, c’est assez l’usage là-haut. Je soupçonne parfois le bon Dieu d’être un vieil académicien. »
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Victor HUGO (1802 – 1885) – Poète et dramaturge
Lettre autographe signée Victor H. adressée à Delphine de Girardin – Marine-Terrace [Jersey], 13 octobre [1852] – 4 pp. in-8, sur papier bleuté.
« On nous dit que nous allons avoir pendant six mois la même pluie et le même brouillard. Pendant ce temps-là vous aurez le même Bonaparte. C’est vous qu’il faut plaindre. »
Belle et longue lettre d’exil
« Je date du 13. C’est un vilain jour, Madame, je suis triste, mon fils Victor part demain, ma pauvre famille se déchire encore. Je me sens plein d’anxiété et en deuil, et je me tourne vers vous comme on se tourne vers l’aube quand on est dans la nuit.
Vous avez fait un nombre de charmants poèmes ; cette situation étrange, et pourtant moins dure qu’on ne croirait, d’un cœur tiré en sens contraire par deux amours, vous l’avez admirablement peinte. Il y a dans votre livre des mystères de charme, de tristesse et de grâce qui n’appartiennent qu’aux femmes dans ce monde et qui n’appartiendront qu’à vous parmi les femmes.
Mme de Meuilles est une ravissante figure, Mme d’Arzac est un daguerréotype. Quant à l’enfant, c’est une création exquise. J’ai été un peu mère autrefois, et j’ai reconnu là des mots que la nature seule dit, mais que le génie seul recueille. Vous me demandez une critique, peut-être voudrai-je une autre façon d’amener le baiser final. Le dénouement est profond et saisissant. Somme toute, c’est un chef-d’œuvre où il semble que vous ayez mêlé, comme Virgile raconte que cela se faisait par la foudre, trois rayons : votre style, votre beauté et votre cœur.
Je vous écris tout cela à la hâte, mais si je vous voyais, ce serait bien pis, je raisonnerais et je déraisonnerais avec vous de ce charmant livre, des jours entiers. Quelque chose me dit que vous viendrez peut-être. Vous souhaiter l’exil, c’est peut-être affreux, mais que voulez-vous ? cette horreur me sourit. J’espère. Ce qui est arrivé à Corinne peut bien arriver à Delphine.
Mon fils vous dira quel beau pays c’est que Jersey. Cependant le voici qui s’assombrit, l’automne vient, et l’ouragan et l’équinoxe, demain grande marée. On nous dit que nous allons avoir pendant six mois la même pluie et le même brouillard. Pendant ce temps-là vous aurez le même Bonaparte. C’est vous qu’il faut plaindre.
Je me mets à vos pieds. Je serre la main du grand publiciste
[P.S.] Je m’aperçois que je ne vous ai pas même parlé tant l’absence nous affaiblit l’intelligence, des deux beaux et élégants coureurs de cette course à l’amour, Gustave et Robert [lapsus ou astuce d’Hugo ici ? Les deux protagonistes du roman sont Étienne d’Arzac et Robert de la Fresnaye]. C’est l’amour blond et l’amour brun. Vous n’avez rien peint qui fût d’une touche à la fois plus virile et plus féminine. Quand vous les rencontrerez car ils vivent, et celui même que vous avez tué, vous ne pouvez l’empêcher de vivre – faîtes leur compliment de ma part . Tous deux méritent le prix. C’est pour cela qu’ils ne l’ont pas. Refuser le prix à qui le mérite, c’est assez l’usage là-haut. Je soupçonne parfois le bon Dieu d’être un vieil académicien.
Chaque numéro de la Presse qui nous arrivait faisait émeute. Bataille à qui le lirait le premier. Vous mettiez le trouble dans notre solitude. Ma femme réclamait son droit et prenait le journal, mais elle relisait, ce qui faisait massacre. Elle vous envoie toutes ses admirations, ma fille tous ses souvenirs, Charles tous ses respects. »
Fille de la salonnière et femme de lettres Sophie Gay, Delphine Gay (1804-1855) épouse en 1831 Émile de Girardin, fondateur du journal La Presse (première parution en juillet 1836). Elle est propulsée très tôt dans les milieux artistiques et littéraires par sa mère qui tient un salon très en vue, au 11 de la rue Saint-Georges, puis au 41 rue Laffitte. Entre 1836 et 1848, elle rédige, dans le journal dirigé par son mari, un feuilleton hebdomadaire intitulé « Courrier de Paris » sous le pseudonyme du vicomte de Launay, en forme de chronique de la vie parisienne. Les mercredis, elle reçoit, comme sa mère, les acteurs majeurs de la vie littéraire et politique de l’époque, dont Théophile Gautier, Alphonse de Lamartine ou Victor Hugo.
Victor Hugo entretiendra une amitié durable avec Delphine de Girardin et avec son mari avec qui il défend des opinions communes, en littérature comme en politique. Il avait fait sa rencontre dans le salon de Charles Nodier, avant même de connaître son mari et, après son mariage, les couples Hugo et Girardin étaient devenus amis. Delphine de Girardin venait de faire paraître le roman Marguerite ou Deux Amours, en feuilletons dans La Presse, chaque mardi de septembre 1852. Le roman paraît ensuite en 1853, en feuilletons toujours, dans le Journal des Débats Politiques et Littéraires, puis en un volume la même année. Le roman rencontrera un certain succès critique. Notons que Delphine de Girardin rendra visite à Hugo à Jersey, le 6 septembre 1853, pour une dizaine de jours. Elle saisira cette occasion pour initier le poète aux « tables tournantes », nées outre-atlantique en 1848 et qui faisaient rage à Paris.
Bon état, voir photos.